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— Quelle imprudence, mon Dieu ! Comment se fait-il que cette porte ne soit pas encore fermée ?

— Je crains que ce ne soit ma faute, commença Aldo, mais la dame lui coupa la parole tout en redressant son chapeau qui donnait de la bande :

— Vous n’allez pas le reprocher à ce monsieur, Léopold ? Sans lui je manquais le train, et sait-on ce qui aurait pu m’arriver avec ce furieux ?

Mais déjà le préposé baissait pavillon :

— Excusez-moi, Madame la baronne. C’est moi qui ai tort. Pour aider un collègue à résoudre un problème, j’ai quitté un moment mon poste et je ne vous ai pas accueillie comme… j’aurais dû mais je vous conduis immédiatement à votre…

— Puis-je vous faire remarquer que vous ne m’avez pas accueilli davantage ? lui reprocha Morosini.

— Ça, c’est vrai ! approuva l’inconnue avec bonne humeur et un amusant accent belge, et je vous en félicite : sans Monsieur, le train était fermé et j’étais prise au piège ! On peut dire que vous étiez là à point nommé ! Cela dit, occupez-vous de Monsieur, mon bon Léopold ! Je suis toujours au numéro 4 ?

— Toujours, Madame la baronne, mais…

— Laissez, je n’ai que cette mallette : j’irai seule…

Adressant un sourire éclatant à son sauveur, elle s’engagea dans le couloir. Le contrôleur s’enquit de l’identité de son voyageur :

— Morosini ! Ma place a été retenue au dernier moment.

Léopold s’épanouit, mais la dame avait fait demi-tour et revenait vers eux :

— Le prince Morosini ? De Venise ?

— C’est bien moi ! admit Aldo sans trop savoir s’il devait se féliciter ou regretter une renommée plutôt encombrante.

Mais déjà elle dégantait sa main pour la lui offrir :

— Ravie ! Absolument ravie de vous rencontrer ! Baronne Agathe Waldhaus ! J’espère que vous allez à Bruxelles ?

— Euh… oui ! Pourquoi ? fit-il en se penchant sur la main en question, fine et ornée de trois bagues de valeur.

— Parce que nous aurons largement le temps de faire connaissance ! Retrouvons-nous au wagon-restaurant pour le dîner !

Aldo s’inclina. Il n’y avait pas d’autre solution sous peine de passer pour un mufle, même s’il aurait de beaucoup préféré rester tranquillement dans sa cabine après s’être fait servir un plat et un peu de vin afin de réfléchir dans un demi-silence bercé par les boggies du train. Mais il aimait l’imprévu des longs voyages ferroviaires et cette petite baronne Agathe qui venait de faire preuve d’une telle détermination dans l’art de se débarrasser des importuns était amusante. Même s’il savait sur quoi roulerait la conversation. Son nom pour les dames de la bonne société ne s’écrivait-il pas diamants, rubis, émeraudes, saphirs, etc. ?

— Madame la baronne est une personne qui sait ce qu’elle veut ! déclara soudain Léopold, occupé à ranger les bagages de son passager.

— Vous la connaissez si bien ? remarqua-t-il en se calant dans l’angle de la fenêtre pour allumer une cigarette.

— Elle voyage souvent dans cette voiture. Et puis elle est belge, comme moi. C’est la fille de Timmermans, le fameux chocolatier de Bruxelles.

— Et… l’homme qui la poursuivait et dont elle s’est débarrassée avec tant de désinvolture, vous le connaissez aussi ?

— C’est son mari, le baron Eberhardt Waldhaus. Ainsi que Monsieur le prince a pu voir, il a le double de son âge, il est ennuyeux comme la pluie et jaloux comme un tigre… Je n’en sais guère plus mais Mme la baronne est une personne très franche et je ne veux pas lui enlever le plaisir de le raconter à Monsieur le prince… Cependant, si je peux me permettre, c’est un ménage qui ne devrait plus durer bien longtemps ! ajouta-t-il en hochant la tête d’un air entendu.

Aldo le croyait volontiers. Quel homme digne de ce nom pourrait accepter que sa femme lui applique un coup de pied dans l’estomac au beau milieu d’une gare ?

En se retrouvant assis en face d’elle de part et d’autre d’une table étroite et fleurie, Aldo revint sur ses craintes de faire un dîner ennuyeux. D’abord Agathe Waldhaus, née Timmermans, était charmante : un visage rond creusé de fossettes sous une forêt de courtes boucles blondes dont l’une, retombant sans cesse sur un œil doré, lui rappelait Adalbert, à cette différence près que les yeux de ce dernier étaient bleus. En fait, elle avait l’air d’être sculptée dans un rayon de miel dont sa peau ornée de quelques taches de rousseur, son regard vif et sa chevelure déclinaient les nuances. On pouvait y ajouter la robe de crêpe romain signée visiblement par un couturier et les sautoirs de topazes, de citrines, de perles et de saphirs jaunes assortis aux pendants d’oreilles qui ornaient l’ensemble.

En prenant place, elle lui avait adressé un sourire éblouissant – ses dents étaient éclatantes de blancheur ! –, avant de se consacrer à la tasse de consommé qu’on leur servit d’autorité. Ce fut seulement quand elle l’eut achevée qu’elle déclara, soudain sérieuse :

— Savez-vous qu’en m’aidant à prendre ce train, vous m’avez sauvé – peut-être pas la vie mais d’une foule de désagréments ? S’il avait pu me rattraper, mon mari m’aurait sûrement enfermée !

— Ah ? C’était votre mari ? fit Aldo, jouant l’innocent. Il est vrai qu’il semblait furieux… et que vous lui avez appliqué un traitement difficile à avaler pour un homme. Vous ne craignez pas que votre retour au logis s’en trouve perturbé ?

— Mais je n’ai pas l’intention de rentrer au logis ! C’est même pour cette raison qu’il voulait me mettre sous clef. Comme on dit dans les bons romans, je retourne chez ma mère !

— Et… Madame votre mère approuvera ?

— Elle ? Oh, j’en fais ce que je veux ! C’est un amour… Avec mon père, évidemment, c’eût été plus difficile, mais il n’est plus de ce monde, donc il ne déplorera pas l’écroulement d’un mariage dont il était si enchanté !

— Vous m’étonnez un peu. Vous êtes belge, votre époux est autrichien, je suppose ?

— Vous supposez juste.

— La guerre n’est pas si loin de nous et la Belgique en a cruellement souffert…

Elle dégusta la bouchée de filet de sole Colbert plantée sur sa fourchette et lui offrit un sourire moqueur :

— Vous avez bien épousé la petite-fille de Mme von Adlerstein et vous êtes vénitien ! C’est pire, il me semble. Nous autres Belges avons surtout pâti des Allemands, non des Autrichiens. Et puis, vous savez, avec les guerres il y a toujours des accommodements. Quand nous avons rencontré Eberhardt à Aix-les-Bains, il y a quatre ans, mon père et lui se sont entendus comme larrons en foire. En plus, Eberhardt est baron et mon père raffolait des titres de noblesse. Enfin, je dois dire que mon prétendant était pratiquement la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. Ayant mis la main sur une épouse à son goût, il n’a plus jugé utile de surveiller son tour de taille et s’est goinfré de tous les délices à sa portée, y compris moi et le chocolat paternel ! Enfin il s’est révélé un émule d’Othello. En prenant du poids, il a pris aussi de la méfiance et s’est mis à me surveiller. Si, à une soirée, je dansais deux fois avec le même quidam, il me ramenait dare-dare à la maison pour me régaler d’une scène. Que j’aie un amant, voire plusieurs, est devenu pour lui une idée fixe. D’ailleurs vous en avez été témoin tout à l’heure ?

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